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La bataille du Chili : image, poésie, mémoire
La nostalgie de la lumière | Patricio Guzmán | 2010

La persécution politique, la violence d’état, la torture, appartiennent au registre de ce qu’on appelle traumatique. Le trauma est, par définition, ce qui ne laisse pas de trace psychique, et qui n’est donc pas en principe accessible ni susceptible d’être élaboré dans une psychothérapie : l’événement est vécu et revécu à chaque fois au niveau sensoriel, dans la discontinuité et la désorganisation propre à l’expérience corporelle lorsqu’elle n’est pas relayée par une image et une narration qui fait sens et continuité.

Malgré mon intérêt théorique et mes recherches autour de l’informe et des possibilités d’accéder dans la clinique aux contenus non-inscrits psychiquement –notamment dans les processus d’exclusion associés à l’errance et la grande précarité, mais aussi dans l’analyse avec le bébé ou le travail avec des toxicomanes ou les somatoses- j’avais résisté, pendant longtemps, toute réflexion théorique sur le coup d’état, la persécution politique, la torture au Chili pendant longtemps, me touchant de trop proche pour pouvoir garder l’objectivité nécessaire à l’élaboration théorique. Pendant les 6 dernières années, j’ai pu traiter de manière périphérique ces questions en m’intéressant à la question de la guerre d’Algérie et les effets traumatiques liés à l’absence d’une reconnaissance officielle de ces faits violents, ainsi qu’à l’absence d’un travail de mémoire et de réparation de ces mêmes événements. Cette réflexion m’avait permis d’affirmer l’importance du travail de mémoire et de réparation autour de ces événements. Je suis arrivé un peu par hasard à ce sujet, d’une part parce qu’on connaissait tous en Amérique Latine l’histoire de la transmission des techniques de torture et de persécution utilisées pendant la guerre d’Algérie aux militaires du régime de Pinochet [1] et je constatais que cette transmission était peu connue ou peu discutée en France. D’autre part, parce qu’en discutant avec mes étudiants français des événements dramatiques vécus au Chili pendant la dictature de Pinochet, ces faits étaient entendus avec une certaine distance, comme une expérience possible uniquement ailleurs tandis que dans mon travail avec des analysants français je rencontrais souvent des traces douloureuses, angoissantes et informes de cette guerre. Je m’interrogeais ainsi sur l’absence d’un travail de mémoire, nécessaire pour ces jeunes générations que je rencontrais à l’université. L’absence d’un travail d’inscription et de mémoire, que j’associais dans mes hypothèses de travail à une manque de reconnaissance culturelle, nationale, me semblait inquiétante. C’est à partir de ce travail que j’avais pu affirmer qu’il est possible de donner un sens à l’expérience traumatique uniquement après un travail d’organisation de ces traces du traumatique. Cette première phase d’organisation doit se faire en lien avec l’environnement culturel et social. Ainsi, l’inscription des faits concrets dans l’histoire d’un peuple, d’une nation, est nécessaire. L’inscription d’une expérience douloureuse dans l’histoire permet, par la suite, l’appropriation de ces traces dans une biographie, dans l’histoire d’une famille d’une manière susceptible de créer des effets symboliques et de transmission. Cette proposition était formulée en continuité avec le travail fait par Daniel Mendelsohn dans « Les disparus », dans lequel l’auteur situe un conflit individuel, personnel, dans l’histoire d’une famille, d’un pays, de l’humanité [2].

Rêve et cinéma

Cette réflexion s’est définitivement organisé autour de l’élaboration faite par un autre étranger ayant connu les régimes totalitaires, Haneke, et son film sur la guerre d’Algérie, Caché [3]. Dans cette analyse, je m’interrogeais sur l’effet d’incompréhension avec lequel ce film avait été accueilli en France et le peu d’effets qu’il avait eu sur la reconnaissance d’un traumatisme partagé par plusieurs générations de français. J’associais cette incompréhension à l’effet du manque d’inscription dans la culture des événements traumatisants associés à la guerre en Algérie. À partir de cette absence d’élaboration commune, partagée culturellement, toute élaboration des faits traumatiques demeurait impossible.

Dans mon analyse du film de Haneke, je m’intéressais tout particulièrement ipar ce qui apparaissait comme une absence, comme un blanc, un vide. Ce dernier est particulièrement sensible lors d’une visite du protagoniste à sa mère, dont le but est d’élucider le nœud du récit et l’origine du sentiment de culpabilité qui persécute le protagoniste. Cependant, bien qu’au terme d’une longue scène dans laquelle rien n’est dit entre ces deux personnages, à l’exception d’un certain nombre de formules de politesse assez superficielles, un petit-déjeuner est annoncé, dans lequel on s’attend à trouver les conditions pour cet échange, central dans la compréhension du scénario. Or Haneke filme la porte qui s’ouvre, donnant accès à la salle à manger, pour immédiatement couper la scène. La réunion est présentée tel un trou fondamental et fondateur, l’espace vide autour duquel s’organise une fiction qui ne peut pas faire récit du trauma.

À travers cette scène vide qui souligne la négativité autour de laquelle s’organise le conflit du protagoniste, il m’a paru possible d’établir une corrélation entre un certain type de film et la notion d’image iconique proposée par Freud dans l’interprétation du rêve. Ce type de traitement iconique, qu’il faut différencier de la simple image (qui n’est pas celle qu’intéresse Freud, ni dans le rêve ni dans le fantasme), s’appuyait dans ma réflexion sur certaines séquences cinématographiques de Raúl Ruiz et de David Lynch. L’intérêt de cette dimension iconique, par opposition à l’image-mouvement capable d’établir la continuité du récit, réside dans sa capacité à contenir des éléments affectifs énigmatiques à partir desquels il est possible d’apporter une expérience traumatisante vers le psychisme, rendant ainsi l’expérience traumatique accessible par la parole et le discourt et, par cette voie, accessible à l’élaboration.

Freud avait repéré l’importance du trauma dans ses premières réflexions sur l’hystérie, et il proposait qu’il est possible d’accéder à ces scènes uniquement « …par l’intermédiaire de fantasmes superposés… » [4]. Freud s’éloigne rapidement de toute recherche d’un événement traumatisant réel. Il n’abandonne cependant pas son intérêt pour l’élément énigmatique qui vectorise et fédère la construction du fantasme -ou le motif caché, comme il l’appelle dans l’article dans lequel la notion de fantasme est construite, le souvenir d’enfance de Léonard de Vinci [5]. Ce noyau énigmatique est caractéristique du traumatisme, nous permettant de le définir plutôt par son intensité et par sa capacité à faire effraction dans l’appareil psychique que par « l’événement » qui cause le traumatisme. Malgré cette « anhistoricité » du traumatisme, il est parfois impossible de dissocier l’expérience traumatique du fait historique. Cet aspect me semble particulièrement important en ce qui concerne les événements que l’histoire ou la culture cachent, nient, gomment, empêchant leur élaboration psychique. Ce type d’événement se manifeste de manière informe, à travers le symptôme - en Caché par une culpabilité diffuse et extrêmement violente- souvent par une transmission transgénérationnelle difficile de situer, de reconnaître et de traiter –aspect également exposé dans le film de Haneke.

Trauma et création

Dans Playing and reality (1971), Winnicott affirme que la créativité qui intéresse la psychanalyse n’est pas celle de l’artiste, mais celle qui nous permet de vivre, ou plutôt de continuer à vivre, malgré parfois des conditions ou des situations extrêmes. Citant M. Milner, Winnicott renvoie cette créativité à celle du poète originel. Ce caractère originel est à associer, justement, au fait que les moments au cours desquels le poète qui est en nous « …crée, pour lui, le monde extérieur, en découvrant le familier dans le non-familier, la plupart d’entre nous les ont peut-être oubliés par la plupart des gens, ou bien ils les gardent en quelque endroit secret de leur mémoire parce qu’ils ressemblent trop à la visitation des dieux pour être mêlés à la pensée quotidienne… » [6] Il est intéressant de noter que cette création du familier à partir du non-familier [Unheimliche] est la manière choisie par Winnicott pour traiter le rapport entre le jeu et la masturbation, soit la manière par laquelle une expérience corporelle informe et discontinue, appartenant au registre extra-psychique, est reconnue et incluse par le système symbolique du langage et accède à la continuité de la représentation et de l’imaginaire grâce à la répétition. Ainsi, les limites du sujet, qui sont ici référés à l’originel, et que Kristeva décrit comme l’horreur et l’abjection de l’intime/intérieur [7], qu’il convient d’oublier dans la construction de la continuité constitutive du Soi, nous permettent de réfléchir sur le statut de ce que Freud appelle Unheimliche et qui doit être associé à la pensée des romantiques de Iéna.

Le rôle du jeu consiste à stabiliser une expérience corporelle (dans sa description inaugurale, il s’agit du geste avec lequel le petit-fils de Freud, Ernst Halberstadt, lance une bobine produisant un son pour ensuite le récupérer avec une vocalisation différente [8]) à travers la possibilité de trouver dans cette expérience un substitut à l’absence (de la mère, dans ce cas précis). Ce que nous appelons ici l’expérience corporelle, qui comprend à la fois le geste du bras et la production d’un son, prend une valeur symbolique dans la reconnaissance d’une vocalisation (associant le geste au bruit produit simultanément) interprétée par Freud lorsqu’il les associe à un sens, qu’il nomme alors, Fort et Da. Ainsi, l’exposition à une intensité d’affect que l’enfant ne peut contrôler et qui constitue une source d’instabilité, devient un jeu de substitutions métaphoriques dans lequel le mot échange sa place avec la chose absente. Bien que nos échanges avec les autres et nos façons de nous représenter nous-mêmes se déploient majoritairement dans ce registre symbolique, c’est le poète originel, occulté par l’horreur du sinistre/Unheimliche, celui qui joue avec la vocalisation et l’expérience pour arriver à l’organisation d’une signification et d’un sens. Ce poète originel est celui qu’inaugure l’aventure de Faust avec une phonation, cet ARGH! qui devient symbole dans ce que Goëthe tente de capturer et que Freud réfère sans cesse à l’acte poétique [9].

Si le bruit produit par Faust se transforme en création (de l’argent, de la politique, de la littérature, de l’amour, de la guerre) devenant récit et histoire, on peut supposer que le poète crée la continuité de l’image (du Moi en tant qu’objet, des représentations sociales) à partir de la discontinuité de l’expérience primitive originelle, d’un geste corporel encore sans inscription ni signification symbolique. Le sens ne peut être compris que dans le contexte de la secondarisation, du processus par lequel l’informe s’organise, donnant naissance au récit capable d’établir la continuité du Moi à partir d’une série d’instants corporels dissociés. Le romantisme allemand découle de cette question de continuité, de relation entre l’humain et le naturel, de ce qui reste toujours inaccessible, logiquement incompréhensible. C’est probablement la raison pour laquelle Freud n’arrête pas d’évoquer l’importance du poète pour accéder à des contenus inconscients, ces désirs qui restent inaccessibles mais qui ne cessent de nous surprendre. La référence au poète perdure et réapparaît indéfiniment chez Ferenczi, Bion, Fédida, Lacan... pointant ainsi l’importance non seulement des éléments objectifs capables de donner une cohérence au récit, déterminant son sens et donnant une signification à l’« événement », mais plutôt la capacité du discours, dans sa textualité même, dans son étoffe et dans son épaisseur, à rendre compte et à transmettre une tonalité affective et l’intensité associée à ce même événement. Ils nous rappellent ainsi l’impossibilité de réduire l’expérience au contenu et à la linéarité d’un récit : La textualité du récit, avec plus de force que son organisation narrative, donne un statut de signifiant aux éléments bruts de l’expérience. Si Freud évoque les énigmes des sorcières de Macbeth dans son article sur l’enfant battu comme étant la seule manière de donner un sens à l’énigme de l’expérience vécue, c’est probablement pour situer le statut signifiant de ces éléments rudimentaires du réel. Dans cette qualité textuelle et rudimentaire réside toute la puissance créatrice.

C’est dans ce contexte que nous pouvons comprendre le rôle du poète originel que Winnicott qualifie de créateur d’un récit à partir d’une série d’éléments hétéroclites discontinus, rudimentaires, non connectés. La relation établie avec la masturbation fait référence au passage nécessaire par l’expérience corporelle, la sensation et la motricité, dans l’inscription de ces éléments informes. Le corps fournit ainsi les éléments de figuration et de répétition donnant accès à l’appropriation de l’expérience. C’est par la suite le jeu de substitutions autour de la répétition dans le corps ce qui rend possible l’organisation d’une continuité et d’un récit (et d’une identification à ce récit dans ce qu’on appelle le Moi). Les situations cliniques abordées par Winnicott dans cette réflexion nous permettent de penser que les éléments informes qui intéressent le poète originel que l’analyste trouve parfois dans son travail ne se limitent pas à l’enfance, mais peuvent nous permettre de travailler avec les traces informes du traumatique, de ce qui n’a pas pu s’inscrire psychiquement. Si pour l’analyste la seule manière d’amener le traumatique dans l’espace de la séance consiste dans l’accès à une forme d’inscription du trauma, la situation de contingence que constitue le jeu apparait comme un moyen de travailler avec ces contenus informes. Le jeu est ainsi introduit dans l’espace de séance en tant que paradigme de l’actualisation, dans le corps et de manière répétitive et contrôlable, de l’informe-traumatique.

Nous pouvons donc supposer que l’approche du traumatisme, en psychanalyse, doit s’ancrer dans l’actuel avant de tenter toute recherche historique. La construction d’un récit constituerait une anticipation inadéquate qui ne permettrait pas l’actualisation des éléments encore informes du traumatique. Le travail du psychanalyste dans ce type de situations consiste souvent en un repérage, à un niveau purement transférentiel, des bords de cette cicatrice chaotique, restée au niveau sensoriel. Ces bords se manifestent comme des défenses, des arrêts dans le récit et dans le souvenir. Le point de départ de ce travail est celui de la place politique et sociale de la psychanalyse –non comme choix politique ou social mais en situant la dimension politique dans laquelle s’inscrit l’histoire subjective- dans la mesure où cette reconnaissance doit passer par une contextualisation et par une traduction par l’analyste.

On faisait référence un peu plus haut à ce qu’organise, à partir de l’informe-énigmatique, le fantasme. C’est sur ce point de notre réflexion que la particularité de cette notion, dans son rapport au traumatique, prend tout son sens. Rappelons à cet égard que ce qu’intéresse Freud c’est la fantasie dans sa capacité à mettre au travail l’imaginaire et tout particulièrement à générer des images. Le mot fantasme n’existe pas chez Freud mais est introduit par ses traducteurs dans le but d’ouvrir le texte freudien aux autres sens dans lesquels le mot fantasie doit être entendu en allemand [10] et qui renvoie à une image iconique complexe que ne saurait se limiter au pur registre imaginaire. Il s’agit, en effet, d’images iconiques qui doivent être lues comme des hiéroglyphes et qui correspondent à celles que l’on trouve dans le rêve, dans la scène primordiale ou dans le souvenir écrin. Le fantasme, qui est plutôt de l’ordre du rêve, ou des images qui participent dans le rêve, dans le souvenir écran, dans la scène primordiale, constitue le matériau de travail de l’artiste et est aussi l’élément constitutif du jeu, au sens de Winnicott. Ainsi, dans le contexte de la psychanalyse, il est question de s’appuyer sur les figures évoquées dans la séance ou même sur des éléments physiquement présents dans la pièce, comme l’effet d’une rencontre contingente autour d’une expérience affective, un peu comme dans un jeu de cadavre exquis, dans lequel une nouvelle forme s’origine à partir de l’échange de morceaux fournis par chacun des participants.

Cartographie et mémoire

William Kentridge propose un travail sur l’informe, l’origine des images et des objets, que lui permet de rejoindre une réflexion sur l’histoire de l’Afrique du Sud. C’est le cas lorsqu’il propose une réflexion sur la gravure d’un rhinocéros faite par Dürer en 1515, qui nous situe entre le fantasme, l’image iconique et le fait historique. Cette image proche d’une chimère, réalisée par Dürer à partir du récit historique d’un rhinocéros offert au Pape par le roi de Portugal, permet à Kentridge d’illustrer la manière qu’à l’image de passer par la page, utilisant le papier comme medium de représentation. Il affirme ainsi que le monde extérieur rencontre la feuille de papier et crée un nouveau registre, qui se situe quelque part entre le monde réel et le monde imaginaire de l’artiste, qui pourrait être son propre monde intérieur. Le papier devient ainsi écran pour une image composée d’éléments éparses, qu’existent dans le monde réel de manière désorganisée ou chaotique, sans rapport temporel ou de causalité. Tous ces éléments finissent par organiser une figure qui a trait à la réalité, mais qui constitue un autre registre. Ainsi, avec un rhinocéros mort, Dürer doit se contenter de produire une image à partir des récits de plusieurs personnes ayant vu l’animal. L’image est ainsi une reconstitution ou encore une construction (Konstruckionen), résultant dans une image assez fantastique : on reconnaît un rhinocéros, mais doté d’une espèce d’armure, des cornes, des poils avec lesquels il devient un animal mythique, une chimère, grâce au travail de composition sur la feuille, sur le médium. On ouvre aussi la question de savoir jusqu’à quel moment le rhinocéros, dans la représentation, reste un rhinocéros et à quel moment il devient autre chose. Kentridge propose ainsi la création d’un continu (une narrativité, une compréhension, une histoire) à partir des éléments discontinus, la création d’une image (un idéal à la renaissance et très probablement aussi pour Dürer) comme composition abstraite, avec un certain rapport à la réalité. Toute cette idée d’une composition à partir d’une trace, d’un fragment informe, d’une tache capable de donner forme à une image et une continuité se développe chez Kentridge sans jamais abandonner l’idée que des blancs, des espaces vides persistent, créent un énigme et nous obligent encore et toujours à organiser un récit, à faire une composition. Ces espaces creux, énigmatiques, constituent ainsi un axe organisateur, un vecteur narratif de l’image.

C’est à partir de ces blancs que Kentridge pense la question historique et politique dans son pays : la disparition, la mort, l’apartheid. Il se réfère notamment aux personnes tuées ou laissées pour mortes lors des manifestations, à travers un travail dans lequel il découpe des journaux avec ces images destinées à l’oubli pour reprendre l’image destinée à faire inscription (une photo) pour en faire un dessin ou encore une vidéo. Ces dessins et vidéos questionnent la valeur de la trace graphique, de la photo, du mémorial. Très concrètement, il interroge un mémorial comme Dachau dans lequel une plaque rappelle quelque chose comme un chiffre associé à un lieu, mais ce lieu devenu un espace où prolifèrent les restaurants ou les hôtels autour d’une visite, est considéré par Kentridge comme une trahison : le panneau qui sert à indiquer le lieu et le chiffre, occulte toute possibilité d’« événement ». Il compare ainsi le panneau mémorial au panneau des spectacles télévisés dans lesquels on indique de temps en temps au public présent dans le studio le moment de rire ou d’applaudir. Dans ce déplacement du devoir de mémoire à une plaque qui nous rappelle ce qu’est arrivé dans un lieu, nous ne retrouvons plus ou nous n’arrivons plus à garder présente, d’une manière plus vivante et inscrite dans le paysage lui-même, la trace de l’événement. Tout en reconnaissant qu’il s’agit d’une tâche impossible, il nous invite à réfléchir sur le paradoxe d’un souvenir authentique réduit à quelques indications inscrites sur un panneau capables de nous rappeler de manière « simple » la difficulté d’un travail permanent de mémoire. Kentridge développe ainsi un système de marquage pour arpenter le paysage pour montrer une disparition n’ayant pas laissé de traces. Il s’arrête ainsi à des endroits où, sans trace, il eut des morts, qui furent enterrés à même le seul, évoquant une histoire qui n’a pas pu laisser des traces dans la mesure où elle n’a pas permis l’organisation ou la construction d’une image. Cette image n’aurait, bien entendu, jamais existé, mais elle permettrait de parler d’une vérité.

Dans "Felix in exile" (film de 1994), Kentridge fait des disparus, des manifestants tombés, une trace vivante, une trace inscrite au sol, intégrée au paysage, tout comme le fait Richter avec son travail d’inscription mémorial. On pourrait qualifier ce travail de Kentridge comme anti-métaphorique, dans la mesure où il n’en fait pas de métaphores, il n’invente pas des images, mais il creuse des métaphores pour qu’elles-mêmes puissent faire trace et mémoire, résistance contre la disparition, l’effacement et l’oubli.

Ce travail de mémoire nous permet de penser le rôle de l’informe dans la « construction » d’une trace qui fait narrativité, sens et histoire si l’on relie le travail de l’artiste dans cet effort d’inscription à l’idée du poète originel chez Winnicott : un réel discontinu et désorganisé, qui appartient au registre du fantasme et qui, en tant que tel, est incapable de constituer une mémoire, joue avec les restes du réel, avec les personnes présentes et avec la contingence de manière créative, en ouvrant des sens nouveaux dans les échanges actuels produits par le jeu. Winnicott donne ainsi une place au jeu dans cette construction historique qui fait sens, qui donne sens à la vie à partir de ce qu’il appelle la créativité. Le jeu n’est donc pas uniquement à associer à la capacité d’organiser ou d’ordonner des traces encore désorganisées, mais il a une fonction poétique, de création contingente, à partir des éléments immédiats de l’expérience.

Du documentaire à la création poétique, l’œuvre de mémoire de Patricio Guzmán

Patricio Guzmán est devenu connu dans le monde entier pour son travail documentaire sur le mouvement politique et social ayant conduit à l’élection de Salvador Allende au Chili et au coup d’État avec lequel s’est installée la dictature de Pinochet. L’importance de la trilogie de Guzmán est indéniable, non seulement pour sa reconnaissance internationale en tant que documentaire politique (récompensé à Paris, Leipzig, Bruxelles et La Havane, entre autres), mais aussi pour le rôle qu’elle a joué jusqu’à présent dans la construction d’une mémoire des faits qu’ont eu lieu au Chili entre l’organisation d’une pouvoir populaire ayant abouti à l’élection d’Allende en mars 1973 et le coup d’État du 11 septembre de la même année. Toutes les œuvres et tous les documents qui font référence à cette période de l’histoire du Chili citent Guzmán et de nombreuses images du documentaire restent présentes dans l’esprit des chiliens, comme des images-iconiques autour desquelles s’organise une série de souvenirs traumatiques.

Malgré l’important travail de compilation et d’archivage qui constitue cette trilogie de plus de 3 heures et demie, ce document visuel n’a pas favorisé, me semble-t-il, l’organisation d’un récit subjectif, l’appropriation individuelle des événements violents vécus au Chili autour du coup d’état et de l’installation de la dictature. En effet, ces images semblent organiser certains éléments de la réalité en fonction de moments ou de souvenirs précis, mais l’expérience traumatique individuelle, mise à jour à l’aide de fragments sensoriels désorganisés de l’expérience douloureuse, reste dans un état chaotique qui n’ouvre pas, de manière générale, vers un nouveau mode d’incorporation, de compréhension, d’inclusion dans une séquence ordonnée et inscrite dans l’histoire officielle.

Nous pouvons constater le changement survenu dans le travail de Guzmán au cours de ces dernières années, avec un passage de la volonté d’une écriture documentaire associé à la recherche d’une vérité matérielle et d’un lien de causalité entre plusieurs faits, et que nous pourrions assimiler au travail d’anamnèse et d’étude de cas en clinique, à un travail plutôt poétique, de valeur subjective et individuelle, au cours des dernières années. Cette transformation me semble particulièrement évidente dans « Nostalgie de la lumière », de 2010, et semble s’être installée de manière permanente dans ses productions récentes.

Dans « Nostalgie de la lumière », Guzmán articule une série d’histoires complètement hétérogènes de personnes qui, au même endroit (le désert d’Atacama) mais dans des contextes différents, parlent d’une exploration de l’environnement spatial et temporel. Ainsi, un astronome parle de l’exploration de mouvements stellaires au fil du temps, tandis qu’un architecte réfléchit à la façon dont la vie était organisée dans les camps de concentration de détenus politiques à partir des traces laissées par leurs anciens occupants. Certaines femmes explorent, seules, les terres arides du désert avec un pinceau et une pelle dans l’espoir de trouver des restes susceptibles de donner un indice dans la recherche d’un fils ou d’un mari porté disparu pendant la dictature de Pinochet. L’intersection de ces histoires individuelles et subjectives, chacune dans son jargon spécifique et pourtant avec un motif commun, devient une métaphore de la mort, de la vie, de la perte et de la recherche de sens. Dans cette création poétique, Guzmán ne fournit pas les éléments d’une preuve de réalité, il ne tente pas d’expliquer les causes ou les effets de certains événements historiques, mais les présente dans leur matérialité afin que chacun puisse les mettre au travail dans l’organisation subjective du traumatique. Comme dans le travail de Kentridge, il s’agit de creuser, de sillonner, de cartographier une partie du paysage, un territoire marqué par de violents événements historiques qui ont voulu être effacés, à la recherche d’un moyen de les actualiser, non dans des chiffres toujours généraux et synthétiques mais dans la mémoire vivante qui constitue la continuité entre le paysage et le fait historique et l’expérience individuelle, le geste de quelques-uns. A la place de l’exigence morale, ce travail concerne le devoir éthique de plusieurs mouvements de recherche individuels qui convergent, aboutissant dans une mémoire et dans un sens collectif.

Conclusion

Winnicott parle de la naissance du sens, de la vie, à partir d’une inscription qui permet d’arpenter et signifier l’espace poétiquement : le poéte originel crée le Moi à partir de traces informes, rudimentaires, non-familières. Cette dimension rudimentaire apparait de manière inquiétante, de manière inattendue… Freud voit une image dans le compartiment qu’il occupe dans un train, et réalise plus tard qu’il s’agit de lui-même, une partie très profonde et inconnue, insaisissable de lui-même… un peu ce qu’est au fond de nous mais qu’on doit faire disparaitre dans notre incapacité de nous reconnaitre. A partir de cet informe, Winnicott propose le jeu comme la possibilité de créer, le jeu comme espace dans lequel on rend possible un « comming together » [le Zusammenhang chez Freud]. Lorsque ces éléments informes associés au traumatique, qui apparaissent toujours de manière inattendue et douloureuse, sont utilisés comme matière première pour le jeu, l’actualisation dans laquelle la convergence de nouvelles affections, de nouvelles représentations et de nouveaux sens devient possible, opère une transformation créatrice de métaphores capable de réinscrire les traces traumatiques.
La dimension du jeu devient ainsi celle des conditions de répétition capables de donner place à la rencontre et à la ré-signification de ce qu’a été signifié de manière douloureuse et traumatique. Dans cette inscription, ces traces deviennent psychiquement accessibles. Dans ce cas, ce qui nous a intéressé, c’est la possibilité de réfléchir à l’effet créatif que certaines images ont sur le jeu, à leur capacité à inscrire l’expérience traumatique dans un ici-et-maintenant, par exemple dans le traitement poétique des images proposées par Guzmán dans « Nostalgie de la lumière » et qui semblent s’opposer à la valeur d’enclave qui constitue les images du documentaire, qui installent, en revanche, des repères isolés autour desquels continuent de graviter une série de traces traumatiques archaïques et inquiétantes qui ne permettent pas d’avancer dans l’élaboration du traumatisme. Dans le travail récent de Guzman, la présentation ordonnée et logique de certains éléments objectifs de l’histoire est remplacée par un ensemble des superpositions dans lequel plusieurs histoires différentes ouvrent vers un nouvel aspect, une nouvelle dimension de lecture de l’histoire. Cette dimension poétique est celle qui établit les conditions de répétition qui donnent lieu à de nouvelles croisements de sens, à de nouvelles rencontres, actuelles, et à une nouvelle signification de ce qui a été installé de manière douloureuse et traumatique dans un corps étranger à l’intérieur du sujet. Ainsi, le processus de maturation et de transformation de l’œuvre cinématographique de Guzmán, entre vérité historique et vérité mythique, nous semble en relation avec le temps de maturation du traumatique.

Bibliographie

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Winnicott, D.W. (1971) « Jouer. Proposition théorique », dans Jeu et réalité. Paris, 1975.



NOTAS

[1Dans «Cara metade» (Commande de la Fondation Louis Vuitton pour l’exposition Chili, l’envers du décor - Paris, 2010), Mario e Ivan Navarro exposent les techniques de répression et les politiques de représentation collective à partir d’un transfert de formation et d’information vers les juntes militaires d’Amérique du Sud par certaines divisions de l’intelligence militaire française pendant la décennie de 1970, en particulier des techniques de torture et de répression développées pendant la guerre d’Algérie.

[2Mendelsohn, D. The Lost : A Search for Six of Six Million. Harper Collins Libri, New-York, 2006.

[3Humphreys, D. (2018). Figurabilité filmique : le statut pictographique du cinéma. Etica y cine, vol. 8 (2), Buenos Aires.

[4Freud, S. (lettre du 25 mai 1897). « Manuscrit M, la structure de l’hystérie ». Dans : La naissance de la psychanalyse. Paris, PUF, 1973, p.179-181.

[5On trouve l’expression eines geheimen Motifs dans une note au pied de page de l’article de Freud sur le souvenir d’enfance de Léonard. Elle organise toute la construction freudienne du fantasme, Cf. Freud, S. (1910). « Eine Kindheitserinnerung des Leonardo da Vinci ». En: Studienausgabe Band X, Bildende Kunst und Literatur. Frankfurt am Main, Fischer Verlag, 2000, p.110.

[6M. Milner, On not being able to paint, London, Heinemann, 1957, citée par Winnicott, D.W. (1971) « Jouer. Proposition théorique », dans Jeu et réalité. Paris, 1975, p.56.

[7Kristeva, J. Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection. Paris, Seuil, 1980.

[8Freud, S. (1920). Au-delà du principe du plaisir. En: O.C. vol XV. Paris, PUF, p. 273-338.

[9Il faut noter que Freud utilise le mot Dichtung. Même si la traduction littérale du mot serait « poésie », il est difficile de le dissocier en allemand de sa dimension d’acte ou d’actualisation de la parole dans la déclamation poétique.

[10Jean-Pierre Lefebvre, dans l’introduction à sa traduction de la Traumdeutung, développe en détail le problème de la traduction chez Freud avec une attention particulière sur cette notion pour illustrer l’origine d’un concept à partir d’un glissement de la langue dans la traduction. Cf. L’interprétation du rêve, Paris, Seuil, 2010.