Métapsychologie freudienne, acte cinématographique
Les mystères d’une âme | Georg Wilhelm Pabst | 1926

Partons de cela : il se forge au milieu des années 20, en 1926 exactement, le projet de filmer une cure psychanalytique. Cette tâche est confiée à un personnage équivoque, douteux, assez passionnant et souvent désespérant qui s’appelle Georg Wilhelm Pabst. On pourrait voir en lui l’illustration même de la névrose d’échec ; il s’est illustré dans des films assez libertaires, il a gagné une petite réputation dans la réalisation de films antinazis avant d’être récupéré par les nazis et par eux célébrés. Pour le régime nazi il bricole un film sur l’alchimiste Paracelse qui n’est rien de plus qu’un apologue assez puant du nationalisme allemand, retourne à nouveau sa veste et tente d’exorciser les démons du nazisme en tournant sa version du Procès de Kafka qui réhabilitait un ghetto juif.

Pabst, en 1926, c’est un Pabst encore qui commence à être réputé mais qui n’a pas encore gagné l’audience que lui assurera plus tard ses films avec Louise Brooks et en particulier La rue sans joie - ça peut nous intéresser parce que « rue sans joie » en allemand, c’est « Freudlosse Gasse » c’est-à-dire la rue sans « Freud ». Ce film sur une cure analytique s’intitule Geheimnisse einer Seele (« Les mystères (ou les secrets) d’une âme »). Le terme d’âme, âme en allemand n’est pas tant que cela métaphysique, il désigne le sceau de l’esprit ou la machinerie de l’esprit. Pabst va tourner avec Werner Krauss (acteur du Cabinet du Dr. Caligari de R.Wiene et du Tartuffe de Murnau, Jean Renoir allait l’engager pour tourner Nana l’année suivante). Krauss tout comme Pabst sera extrêmement séduit par le nazisme. Quelqu’un a pris au sérieux, on pourrait dire cette déviance terrifiante, abominable de Werner Krauss et de Pabst vers le nazisme, c’est le grand sociologue Kracauer qui a écrit ce texte que je vous conseille qui s’appelle « De Caligari à Hitler » où il essaie de comprendre cette déviation à une époque où des termes comme rêve et mythe font foi freudiens, le mythe ou le roman du névrosé, le rêve, l’interprétation des rêves, soit grosso modo, nazi, le mythe de l’Allemagne nazie, le rêve des peuples etc.

Un film muet, donc, qui fut parfois titré Au seuil de la chambre à coucher relate une cure psychanalytique centrée sur l’interprétation des rêves. Il est élaboré avec la collaboration scientifique de K. Abraham et H. Sachs, et est réalisé avec le financement de Goldwyn. Le scénario raconte l’apparition de symptômes névrotiques chez Martin Fellman, chimiste, marié, de la bourgeoisie joué par Werner Krauss. Cauchemars, rêves, fantasme de meurtre de sa femme et fort sentiment de culpabilité paralysent son existence jusqu’à ce qu’il rencontre un psychanalyste, le Dr Ott, joué par Pavel Pavlov qui, par la cure psychanalytique, parviendra à le guérir. Si les scènes oniriques peuvent renvoyer aux tendances expressionnistes, ce film s’inscrit résolument comme c’est aussi le cas alors de l’art de Pabst dans une tentative de mettre en scène la vie quotidienne de façon réaliste. Le projet de filmer une cure suscite les plus vives réticences de la part de Freud qui pense impossible « de présenter ses théories abstraites sous la forme plastique d’un film » et de quelques autres dont Bernfeld et Storfer. L’avant-première avait eu lieu à la toute fin de l’année précédente en présence de Eitigon, Ferenczi et Jones qui parle à tort et pour convenir à Freud d’une grande consternation causée par ce spectacle. Or le film est très applaudi également lors de la première, le 25 mars. Et, de plus, est-il salué par un accueil critique tout à fait favorable (« C’est une étude psychologique remarquable, authentique en tout point, campée de façon géniale » le Deutsche Tageszeitung, 25 mars, « Un sujet brûlant d’actualité : la théorie psychanalytique de Freud peut être rendue populaire grâce au cinéma… On a rendu très facile à comprendre ce qu’est une pulsion refoulée, une représentation obsédante, comment la méthode de traitement, la psychanalyse opère » Berliner Börsen-Courier, 27 mars). Hostile à ce film qu’il juge dangereux pour la réputation de la psychanalyse, Jones n’en dira pas un mot dans sa biographie aujourd’hui surranée et partisane qu’il fit de Freud. Revenu de ses réticences, et convaincu que le film de Pabst était un ratage, Bernfeld s’associe à Storfer pour proposer un autre film dont le script (« Entwurf zu einer filmischen Darstellung der Freudschen Psychoanalyse im Rahmen eines abendfüllenden Spielfilms ») ne connaîtra les honneurs de la publication qu’en 2000. Devenu cinéphile Bernfeld sara ultérieurement le co-scénariste avec Artur Semyonovich Berger (1892-1981) du premier film d’Otto Preminger, sorti en 1931, Die große Liebe (« Le Grand Amour ») qui traite d’une illusion de reconnaissance qu’une femme fait d’un soldat revenu au pays, le prenant pour son fils.

Ce film a trois titres, Les mystères d’une âme, L’étrange aventure du docteur Mathias et Au seuil de la chambre à coucher ; il a été distribué sous ces trois titres. Freud n’est pas satisfait de ce film et il critique rudement ses deux disciples qui ont participé à sa réalisation. Les raisons de l’hostilité de Freud sont tout à fait explicables. Il considère que filmer une cure analytique réduit le travail du rêve à une simple illustration symbolique et que la causalité psychique est présentée de façon mécanique négligeant la complexité de la causalité psychique.

On pourrait aisément déplorer les réticences de Freud qui n’a jamais marqué pour les arts qui lui étaient contemporains la moindre curiosité avertie. Notre demande infantile, qui est une vraie demande évidemment se marque quand on se plait à adresser à Freud le reproche d’avoir été « has been » dans son dialogue avec les créations culturelles de son temps. Là on a le bec dans l’eau parce que la littérature pour Freud s’arrête avant Proust et lorsqu’il regarde une ou deux pages de Proust, il n’en peut plus, « ces Français ont des phrases interminables » grommelle-t-il ! le cinéma, ça ne l’intéresse pas, le jazz, la musique dodécaphoniste, guère davantage, etc.

Et pourtant ce désintérêt qui désole les âmes faibles n’implique en rien que la métapsychologie freudienne ne pourrait pas mordre sur les créations contemporaines quand bien même le père de la psychanalyse, Sigmund Freud, n’écoutait pas du jazz entre goûtant deux productions de Pabst, ou de quatuors de Schoenberg. On ne va pas adopter la posture d’un Onfray rageur mélancolique. Ce qui est intéressant c’est peut-être de repérer que la métapsychologie de Freud parle de l’image, parle des états de corps, parle des narrations brisées, même si Freud n’aimait pas les images cinématographiques, ni les ciselures ondoyantes dans les fausses langueurs proustiennes.

Il est possible alors de remarquer que les considérations de Freud sur l’image, sur ce qui troue l’image, sur l’hallucination négative sont d’une certaine importance pour qui tente de saisir à quoi résiste le cinéma… Voilà donc Freud qui dit ne pas supporter le cinéma, mais qui indique à très juste titre que l’hallucination qui importe pour le psychanalyste ce n’est pas l’hallucination qui fait voir des choses en plus là où il n’y a rien - définition pesante voire débile d’Esquirol- Non, ce qui compte dans l’hallucination, c’est l’hallucination négative. Et rien que ça, c’est quelque chose qui nous permet d’aller vers les films c’est-à-dire de considérer peut-être qu’un film, c’est une machine qui est à la fois avertie de ce qu’est l’hallucination négative et qui résiste. Je propose de considérer que le cinéma fait tenir l’image non pas sur un fond d’absence de l’image mais sur un fond de destructivité de l’image. Voilà déjà une indication.

Une seconde piste que trace Freud, est la perception, est autre bien évidemment que l’hallucination négative mais elle reste d’elle assez solidaire, elle est d’emblée divisée. Cette partition désignée dès le fameux passage sur le complexe d’autrui dans l’« Esquisse pour une psychologie scientifique de 1895, se fait entre le familier et l’infamilier, cette division va poursuivre Freud encre en 1915, donc 11 ans avant le film de Pabst, dans « L’inquiétante étrangeté » Cette inquiétante étrangeté, c’est la mise en crise, en dénuement de tout sujet au moment où le mort saisit le vif, où l’animé saisit l’inanimé. Se niche dans ce texte une réflexion sur la place et de l’impact de la mort et de la disparition dans le moi. Freud n’était pas partisan du cinéma, mais les outils qu’il nous a laissés permettent de parler de cinéma.

Cela nous permet de faire un petit pont avec le fait que les psychanalystes sont assez gourmands de cinéma, ce qui ne veut pas dire avertis, mais gourmands, mais ce n’est pas si mal, avertis, c’est autre chose. Et que d’autre part, la diffusion du cinéma et la diffusion de la psychanalyse surtout aux États-Unis a donné naissance à des produits qui matérialisent la vie psychique ; le cinéma est une matérialisation de la vie mentale. J’en donnerai un exemple très simple qui concerne ce que nous nommons « flashback ». C’est une notion qui s’est introduite dans notre vie psychique avec le cinéma et pas avec la littérature. Si on examine, les récits des traumatisés de guerre de 1914, récits de ceux qui ont été examinés y compris par des psychanalystes tels Rank, Tausk, Abraham, Ferenczi, Simmel ou Rivers. On se rend compte que vous n’avez aucun flashback dans les traumatismes de guerre ; vous avez des sidérations, vous rencontrez à foison des terreurs nocturnes, à foison des cauchemars, mais l’idée que revienne une séquence qui serait comme filmée par le psychisme comme ça en flashback, ce n’est pas là. Donc, le cinéma a également une emprise sur la mentalisation, le cinéma représente une réalisation, une matérialisation de notre vie mentale qui a des effets sur notre propre vie mentale. C’est un effet de l’art, qu’il est peut-être au fond idéaliste d’appliquer la psychanalyse à l’art sans se demander des effets de l’art contemporain sur les formes même de la vie psychique.

D’autre part, la diffusion de la psychanalyse dans le monde de la production cinématographique, ce n’est pas rien, même si elle se fait très aisément sur une réduction de la psychanalyse saupoudrée de potions janetienes, la diffusion de la psychanalyse Il suffit de penser à Hitchcock, La maison du docteur Edwards, mis en scène par Salvador Dali, il suffit de penser au traumatisme de Pas de printemps pour Marnie, il suffit de penser le « Rosebud » de Citizen kane. Télescopons des extraits, des plans de ces films. Leur intelligence est bien de représenter ce autour de quoi tourne notre vie psychique, c’est-à-dire une scène à laquelle le sujet n’a pas accès directement. La diffusion d’un certain freudisme a également influencé sur un style de film, c’est très net chez Welles, c’est très net chez Hitchcock.

Le collectif ici insiste. Car dès lors que nous plaçons le cinéma comme ce qui tente de figurer non l’infigurable mais les voies de construction d’une sémiotique et d’une énergétique liée rendant compte de cette tentative, alors le cinéma dans sa création est en prise directe avec ce qui menace l’imaginaire narratif. Il est d’une importance décisive pour résister au déni qu’il y a eu tentative de forclusion de ce qui fait pont imaginaire et symbolique entre les hommes et le monde qu’ils habitent, entre es hommes et les espoirs qu’ils se donnent.

Ce n’est pas de refabriquer de l’imaginaire narratif qui va soigner la forclusion de l’imaginaire narratif ; ce serait quand même dommage d’aller chercher Orson Welles pour un résultat aussi pitoyable. Quid de la forclusion de l’imaginaire narratif lorsqu’elle fait retour dans les turbulences de l’imaginaire spéculaire ? s’il y a forclusion de l’imaginaire narratif, ce qui revient au premier plan, c’est une espèce de folie identitaire, de folie persécutive par l’imaginaire spéculaire. Donc comment peut-on soigner l’imaginaire spéculaire ?

J’avancerai alors une thèse qui provient de mes dialogues avec Jean-Jacques Moscovitz. Mon propos n’est pas de dire que la psychanalyse va s’appliquer au cinéma ou que le cinéma en quelque sorte éclaire les concepts de la psychanalyse, la thèse que je défends va ailleurs que dans ce jeu de reversement. Elle énonce que dans l’acte du psychanalyste ou dans l’art du cinéaste il y a une force de résistance à la silenciation, à l’hallucination négative. La deuxième thèse repose sur l’idée que lorsqu’il y a une forclusion de l’imaginaire narratif, ce n’est pas en refabriquant de l’imaginaire narratif qu’on va arranger les choses mais c’est en retressant ce qui au rapport spéculaire peut ne pas être perceptible. Essayons de trouver une nouvelle érotisation responsable de l’art de penser, de l’art de filmer, de peut-être même de l’art d’aimer.



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