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Vivre sans fonder. Politique et psychanalyse, derechef
Nous | Tristan García | Editeur d’origine: Grasset

A Jean-Louis Mattei
« un seul débat, toujours le même, et qui, dût-il paraître dater, se reconnaît pour être le débat des lumières », Lacan, quatrième de couverture des Écrits

Reconnaissons l’intérêt de la description sociale et politique que propose Tristan Garcia dans Nous [1]. Il s’emploie à épeler les diverses catégories – les « nous » - qui prétendent nous identifier : nous les « hommes », les « femmes », les « blancs », les « noirs », les « Arabes », les « Juifs », les « migrants », les « Français », les « riches », les « pauvres », les « homosexuels », les « hétérosexuels ». On pourra bien sûr ajouter les « transgenres», « intersexes », etc. Entre ces communautés on discerne des rapports de juxtaposition, de chevauchement, d’englobement, mais aussi de rivalité, d’exclusion, de domination, de hiérarchisation, des heurts et des occultations.

Assez aisément, nous pouvons distinguer des classes imaginaires, supposées figurer la réalité grâce à des représentations et pour cela disposer de propriétés distinctives internes ; elles définissent leurs objets par les jeux de la ressemblance et de la dissemblance. Certes, on pense à l’identification, voire à la hiérarchisation, des « hommes » et des « femmes », et des « noirs » et des « blancs ». Nous distinguons également les classes symboliques, effets des pures distinctions signifiantes, d’ « écarts différentiels » produites grâce à la langue ; on pense alors aux « Français » et aux « Allemands », et aux « Chrétiens » et aux « Juifs ». Mais imaginaire et symbolique sont articulés ; les classes symboliques sont lestées de consistance imaginaire, et les représentations sont confrontées aux distinctions symboliques : la dissemblance imaginaire entre les « hommes » et les « femmes », entre les « blancs » et les « noirs » - identifiés par leurs propriétés immanentes - est nouée à la logique signifiante en vertu de laquelle les signifiants « homme » et « femme », « blanc » et « noir » n’acquièrent de valeur que par différence. Représentations et différences signifiantes ne cessent de s’entrecroiser.

Le minimal juridique : s’assembler sans se ressembler

Effectuons maintenant une expérience de pensée. Décidons d’abord d’une hypothèse de réduction. Employons-nous, non point à supprimer – ce qui absurde – les mises en relation de l’imaginaire et du symbolique mais à les mettre, par principe, entre parenthèses au profit de la seule mise en rapport de ces animaux parlants que sont les hommes et des atomes juridiques définis par des droits et des devoirs. A l’articulation de l’imaginaire et du symbolique, nous posons donc des animaux parlants – représentés et identifiés par des propriétés qui à la fois les homogénéisent et les distinguent les uns des autres – et des atomes définis par un ensemble de droits et de devoirs juridiques, particules telles que l’existence de chacune naît de sa différence avec les autres puisque les droits de chacune n’ont de sens et d’existence juridique effective qu’en relation avec les devoirs des autres [2]. Précisément, chaque homme (chaque animal parlant) doit être superposable à un atome juridique [3]. Considérés à ce niveau d’abstraction, ces sujets sont ainsi évidés des particularismes imaginaires et symboliques, et identifiés seulement grâce à des droits et des devoirs juridiques. Enfin, supposons ces sujets liés de telle sorte qu’ils instituent les lois qui régissent leurs mises en rapport. Que peut-on en déduire ?

Nous pouvons avancer une première proposition. Nul privilège juridique ne peut être institué. En effet, puisque tous les privilèges juridiques sont fondés sur des prétentions particulières, historiques et culturelles, c’est-à-dire sur des identifications imaginaires et sur des différences symboliques (la race supérieure, l’amour et le culte du vrai Dieu, les pouvoirs du sang et du cens, les droits des mâles ou des blancs, etc.), ils sont, grâce à l’hypothèse de réduction, éliminés. Que reste-il alors conformément à cette réduction ? Des droits et les devoirs universels, c’est-à-dire des droits et des devoirs qui doivent être réglés par un minimalisme juridico-politique dont le principe est l’universel: que les droits de chacun soient ceux de tous, et que les droits de chacun soient limités par la possibilité de tous d’exercer ces mêmes droits. Nous parlons d’un minimalisme, pour deux raisons liées. D’une part, le jeu complexe des privilèges et des inégalités est supprimé au profit de la simplicité de l’universalité des droits – une simplicité qui ne signifie pas absence de problème mais au contraire la réitération, face à chaque difficulté politique, de la question de l’égalité juridique. D’autre part le juridico-politique, réglé par cette simplicité, impose l’universel mais ne détermine pas la nature de tous les droits qui doivent être universalisés ; ce qui signifie, soulignons-le, qu’il ne détermine pas les systèmes juridiques qui structurent les activités économiques. Une nécessité, cependant : que, parmi tous les droits, figure celui de participer à l’institution des lois. En effet, si ce droit est réservé à certains, nous renouons alors avec le système complexe des privilèges. C’est pourquoi tous les sujets ont la possibilité d’énoncer leurs droits et leurs devoirs. Le droit, alors, est plus que la répartition des jouissances, selon la formulation de Lacan, il peut être l’exercice assumé du désir.

Chaque sujet dispose donc de droits limités par les droits identiques dont disposent les autres. « Chaque » désigne donc ici à la fois le quelconque et tous - si bien que la référence au quelconque ne relève pas de la facilité politique ; elle signifie l’alliance de l’universel et du singulier, et la possibilité de déployer celui-ci dans les limites du respect de celui-là. Si nous appelons ces droits des « libertés », il est donc exigé une égalité des libertés, qui reconnaît la légitimité du singulier et de l’universel.

Affirmer l’égalité et les libertés, c’est là une banalité. Mais que recouvre cette banalité ? Le minimal juridique se réfère aux sujets évidés ; il reconnaît leur existence et il doit les nommer afin de pouvoir les singulariser. Mais il ne dit mot, d’une part, de l’exercice singulier de leurs droits et, d’autre part, de leurs particularismes puisque ceux-ci, disions-nous, sont mis entre parenthèses. Le minimal considère ainsi les sujets présents à titres d’atomes juridiques propriétaires de leur corps, et il les considère absents en tant qu’il demeure sourd à l’exercice de cette propriété et qu’il suspend leurs identifications et leurs différenciations.

Ceci suppose que le juridico-politique, lieu du minimal, et la « société », qui est le lieu de ces identifications et de ces différences, sont différenciés. Grâce au jeu de la présence/absence, le minimal se borne à rendre compossibles les libertés des sujets. Il maintient hors de son discours leurs façons de désirer et leurs modes de jouir, donc leurs façons d’exercer leurs libertés. Ceci ne signifie nullement que les ensembles constitués par les liaisons imaginaires et symboliques – appelons-les des « groupes » ou des « communautés » et appelons leurs justifications des « maîtres-mots » – soient interdits. Ils sont mis entre parenthèses dans la mesure où ils ne fondent pas le lien politique et juridique. Au regard de ce lien, ils ne sont ni fondamentaux ni interdits ; ils sont donc indifférents. C’est pourquoi ils sont permis tant qu’ils ne transgressent pas les principes du minimal. De la sorte, il faut refuser les ressemblances imaginaires et les repères symboliques comme principes politiques afin que les sujets puissent librement affirmer telle identité ou tel repérage – nous les femmes, les hommes, les homo-, ou hétéro- ou les trans- sexuels, nous les Corses, ou nous les gilets jaunes – ou bien qu’ils puissent refuser de régler sur eux leur existence. Qu’ils s’enlacent dans tes rassemblements ou qu’ils les récusent, qu’ils tiennent pour légitimes tels repères ou les rejettent, les sujets sont unis politico-juridiquement en tant qu’ils sont disjoints de toute obligation – si ce n’est le minimal qui rend possible le déploiement du singulier dans le respect de l’universel ; ils sont donc joints en tant qu’ils sont disjoints. Nulle ressemblance, nul repère, sinon le minimal, ne les unit politiquement. Ce qui rapproche les sujets est ainsi ce qui les éloigne les uns des autres et ce qui les singularise : l’exercice de leurs libertés.

Cette articulation du singulier et de l’universel nous impose de la sorte de ne pas penser l’universel sous la forme de l’homogène et donc de la ségrégation, puisque le même – les mêmes droits – s’accomplit dans le différent – de l’exercice des droits. Les sujets constituent ainsi une classe qui s’affirme sur un mode paradoxal, une classe que nous pourrions nommer grâce à Lacan, et en extrayant le formule de son contexte, un ensemble d’ « épars désassortis » [4], un ensemble qui unit des sujets par le seul lien de l’exercice singulier de leurs droits identiques. Jadis Jean-Claude Milner, à la suite de Lacan, en avait proposé le principe : « l’instance même qui les fait se ressembler et se confondre est ce qui les disjoint ; cela même qui les disjoint est ce qui les fait se rapporter les uns aux autres, sans pourtant ni se ressembler, ni se lier » [5]. Catherine Kintzler énonce excellemment le paradoxe de cette mise en relation : « le principe de la suspension du lien social apparaît constitutif du lien politique » [6].

De tels sujets politiques produits par ce lien, on peut dire qu’ils sont des « citoyens », mais à condition de faire résonner ce que ce terme peut avoir d’étrange et d’inquiétant : la nomination d’une singularité politico-juridique définie par les droits universels qu’elle contribue à produire, déliée des ressemblances imaginaires et des distinctions symboliques, sans identifications ni repères sociaux, donc hors communauté, mais non sans puissance d’agir dans les limites de l’universel. Un sujet qui expérimente non un isolement, qui ne peut s’entendre que lorsque les rassemblements chéris font défaut, mais une solitude dans l’universel – puisque les droits et les devoirs juridiques de chacun sont ceux de tous, et que tous ne peuvent commander l’usage que chacun fait de ses libertés – et une solitude qui confronte chaque citoyens à des altérités toujours pluralisées puisque chacun peut faire un usage singulier de son corps et de sa parole [7].

Le groupe et l’épreuve politique

Mais rien n’est acquis. Des libertés sans nulle propriété préalable qui les précède et prétend les fonder, un lien qui s’éprouve dans la disjonction, un rassemblement sans ressemblance et, disions-nous, une identité sans identification – il est bien douteux que tous les sujets y consentent. Bref, ils douteux que les sujets consentent sans résistance et sans douleur à se faire politiquement « citoyens ».

De la, sans doute, l’existence des « groupes » et « communautés » et la nécessité de se rassembler en croyant se ressembler et en s’identifiant à un maître-mot. C’est sans doute ce qui détermine Lacan à affirmer : « c’est sûr que les êtres humains s’identifient à un groupe. Quand ils ne s’identifient pas à un groupe, ils sont foutus, ils sont à enfermer. » [8] Mais, méditons la formule : « Je mesure l’effet de groupe à ce qu’il rajoute d’obscénité imaginaire à l’effet de discours » [9]. Nous l’interprétons ainsi : l’effet de discours est nécessairement un effet de jouissance, le symbolique est nécessairement grevé, frappé et infiltré de jouissance. C’est que le corps, le corps parlant vivant, est soumis à une jouissance. Il n’est donc pas seulement saisi par l’imaginaire, c’est-à-dire soumis aux ressemblances spéculaires ; il n’est donc pas seulement parlé et soumis au pouvoir symbolique. Par cette soumission il est corps de jouissance ; il jouit de lui-même, en sa singularité pourrait-on dire. Or, à cet inévitable effet de discours, voici que le « groupe » ajoute l’exhibition de la jouissance de se ressembler. L’obscénité imaginaire condamne ainsi le groupe à représenter et cultiver une telle jouissance.

Les psychanalystes constituent au contraire des « épars désassortis ». En effet Lacan avait précisé dans L’étourdit qu’« il est impossible que les psychanalystes forment un groupe », et ajoutait : « La remarque présente de l’impossibilité du groupe analytique est aussi bien ce qui en fonde, comme toujours, le réel. Ce réel, c’est cette obscénité même : aussi bien en « vit-il » (entre guillemets) comme groupe » [10]. Les corps parlants qui constituent le groupe analytique sont ainsi animés par un « réel » qu’il faut entendre, ici, par des événements de jouissance : celle de se ressembler en se rassemblant. Mais à l’impossible – se défaire du « groupe » et échapper à son obscénité - les psychanalystes sont tenus et s’ils se haussent ainsi à cet impossible, ils peuvent proposer une leçon politique. Lorsqu’ils ne s’y haussent pas, ce que l’expérience parfois enseigne, renoncent-ils alors à leur prétendu désir analytique ? N’étant pas analyste, nous ne pouvons répondre. Retenons ce qui nous semble ici l’essentiel : « le discours analytique (c’est mon frayage) est justement celui qui peut fonder un lien social nettoyé d’aucune nécessité de groupe » [11]. Afin de fonder ce lien, les analystes trouvent en leur discours, celui de l’analyse, un « rempart » contre l’obscénité. En effet, le désir de l’analyste est d’occuper la place, nécessairement évidée, de l’objet singulier de jouissance ; de la sorte il doit, dans l’analyse, permettre d’entendre la vérité des être parlants, nommée la « castration », selon laquelle le sujet et la jouissance se disjoignent. Autrement dit, la loi grâce à laquelle les êtres parlants, en tant qu’ils sont parlants, se rassemblent dans le non-rapport, c’est-à-dire en se disjoignant d’eux-mêmes et des autres. Et de la sorte la « position de l’analyste » ne fait-elle pas « rempart contre le groupe » ? Ne fait-elle donc pas obstacle au leurre obscène qui fait consister et miroiter la jouissance vitale du groupe [12] ?

Ce leurre a donc pour origine l’horreur du « réel » que nous pourrions caractériser, ici, comme l’horreur de la castration, l’horreur de se rapporter à soi et à l’autre dans le non-rapport, et donc l’horreur de la division subjective qui est le non-rapport à soi et à l’autre. Entendons : non point l’horreur de la dissemblance qui anime l’amoureux du groupe, une horreur banale qui fait imaginairement couple avec les plaisirs de la ressemblance, mais l’horreur du réel, l’horreur masquée qui cause et qui soutient l’horreur du dissemblable. Ainsi le groupe est-il une protection contre le réel. La leçon que l’on tirera de la psychanalyse ici est claire. Non pas qu’avant la psychanalyse la citoyenneté et la pensée de la citoyenneté, au sens où nous les entendons, eussent été inexistantes, mais parce que, grâce à la psychanalyste, nous pouvons éclairer la nécessité et la difficulté du minimal. Précisons cet enseignement.

Ne pas boucher le trou dans la politique.

Le discours psychanalytique, souhaitait Lacan, « peut fonder un lien social nettoyé d’aucune nécessité de groupe ». De la sorte il éclaire la décision de ne pas « fonder » le lien politique et de le transformer en « groupe », à la condition d’entendre, ici, par « fonder » rassembler en se réclamant d’une ressemblance ; ainsi, dans « une tentative grotesque » on a pu songer à « fonder » par la race « un Reich dit troisième » [13]. Autrement le discours analytique éclaire la décision d’évider les sujets politiques des déterminations imaginaires et symboliques qui fondent les ressemblances et les hiérarchies du groupe.

Précisément fonder, c’est inventer un maître-mot qui justifie le lien, donnant ainsi l’illusion que l’on peut supprimer l’incomplétude du symbolique et représenter et maîtriser le réel du non-rapport. Cette incomplétude signifie non seulement qu’il ne peut exister de garantie ultime de la vérité du discours, puisque toute garantie est conditionnée par l’exercice du discours, mais que la vérité de la castration n’est pas maîtrisable. Or prétendre annuler cette incomplétude, c’est accorder un certain statut à l’Autre, lieu de la parole et des règles qui structurent les rapports entre sujets. Ainsi le discours politique du maître-mot :

  • prétend se déployer au nom d’un Autre – Dieu, la Race, le Sexe ou la Sang – auquel il accorde une plénitude, c’est-à-dire dote d’une vérité absolue, et situe de la sorte en position de maître (d’« idole » dirait Nietzsche) ;
  • prétend connaître cet Autre, le connaître sans manque, dans son intégrité ;
  • et, en son nom, fonde en vérité les ressemblances et les dissemblances, les privilèges et les subordinations, qui structurent le groupe – et ainsi fait supporter par le dissemblable, dans tous les sens du verbe, l’horreur du non-rapport.

Mettre en mouvement les bouches d’ombres, les entendre, y recueillir les principes qui dessinent les conditions des pouvoirs, des inégalités et des dissemblances, ainsi travaillent dans le champ politique ces discours de l’Autre et ainsi sont fondées les « valeurs » politiques d’homogénéité morale, sociale ou religieuse. On répète que l’histoire ne livre aucune leçon, ou que la seule leçon de l’histoire est de ne proposer aucune leçon. Pourtant s’impose une leçon. Rassembler dans une supposée ressemblance, c’est se mettre en position de faire jouir cet Autre obscène et cruel qui exige l’abaissement voire le sacrifice des dissemblables, au prix souvent de la mise à mort (martyre ou conscription) des semblables. C’est prétendre également faire jouir son ou ses représentants : faire jouir Dieu et ses fidèles les plus dévoués, ou la Race et Hitler. Tel est l’effet lorsqu’est refoulé le réel politique du « non rapport » et lorsque le groupe fait supporter au dissemblable l’horreur du non-rapport. Et certes les différences de degrés existent, qui importent beaucoup. Nous savons ce que le sort banal réserve : l’inégalité, afin d’imposer la place qui convient à ceux tenus pour inférieurs par l’Autre, ceux qui ne peuvent payer le cens, ceux qui ne sont pas du sexe légitime, ou pas du bon sang ou du bon terroir, ceux qui n’honorent pas le Dieu qui convient ou protestent contre le culte qui lui est rendu. Ou pire, peut-être : ceux qui n’honorent aucun Dieu ou qui renient leur foi. Nous savons qu’existent des mesures plus lourdes : l’enfermement ou l’exclusion. Et nous savons enfin ce qui advient aux corps parlants au point le plus extrême de l’abaissement: l’extermination.

Au contraire, récuser les maître-mots c’est refuser la prétention de supprimer l’incomplétude de l’Autre. C’est refuser « de s’occuper de boucher le trou dans la politique » [14], travail que Lacan prête à Heidegger. C’est pourquoi à l’orée de notre étude nous disions que la réduction de l’imaginaire et du symbolique aux animaux parlants et à leurs droits était une décision : celle de ne pas travailler à « boucher le trou dans la politique », ou plutôt : de travailler à ne pas le boucher. A la jouissance du fondement, et donc de la ressemblance, il faut préférer le désir des libertés, sourd aux maître-mots. On peut certes répliquer que le minimal constitue un tel fondement. L’équivocité du « fondement » ne cesse de jouer, mais ne doit pas empêcher de distinguer un discours maître – qui invente les ressemblances et les dissemblances – et le principe qui disjoint les animaux parlants en les rassemblant. Ne pas distinguer, c’est s’interdire de différencier d’une part l’inégalité et l’égalité fondées par les groupes et, d’autre part, l’égalité produite par le minimal juridique. C’est s’interdire de différencier l’uniformité que les impératifs de ressemblance font régner dans les groupes, et l’universalité qui permet à chacun de se singulariser dans les limites de l’universel.

La première proposition – situer en position d’agents politiques des sujets ainsi évidés – peut être rapidement prolongée par d’autres propositions. Par une deuxième proposition, d’abord : les sujets politiques n’ont pas de fondement, mais ils possèdent une vérité. Ou plutôt, ils sont possédés par elle lorsque l’égalité des libertés est transgressée, et qu’ainsi surgissent l’inégalité, l’exclusion ou l’extermination. Cette vérité peut s’énoncer dans l’effroi, la terreur ou la pitié, dans l’expérience de l’intolérable ou dans la sécheresse et la froideur d’une critique.

La vérité consiste à entendre le réel du non-rapport. La vérité est toujours ce qui fracture et ce qui fracasse les savoirs supposés des ressemblances et des dissemblances. Elle exige donc de lutter autant que cela est matériellement possible contre la jouissance politique d’un fondement. De la même manière que « citoyen » peut convenir pour signifier le sujet politiquement évidé, Res-publica n’est pas nécessairement un signifiant inapproprié pour manifester cette exigence, bien qu’il soit dévoyé et traine dans les caniveaux. A une condition toutefois : faire résonner le vide de cette Chose – res – sans vouloir l’apaiser, sans vouloir la réduire par les jeux de l’imaginaire et du symbolique ; bref lui conserver le statut de trou que les citoyens doivent travailler à ne pas boucher. On connaît une fois encore les jeux de l’homonymie, lorsque un parti politique de droite (mais la gauche n’est pas en reste) use précisément du mot pour combler le trou ; la référence aux « valeurs de la République », au « rassemblement », au « bon français » opposé à tous ceux qui sont « dangereux », toute cette rhétorique n’a pas d’autre utilité. On rappellera seulement que l’on pouvait mourir non seulement au XIXème siècle mais au XXème siècle, en France et ailleurs, pour faire résonner le mot. Ainsi la vérité enveloppe un impératif: ne pas s’assurer d’un fondement et destituer tout discours qui prétend réduire le vide de la Chose.

C’est pourquoi – troisième proposition – il faut certes soumettre au travail de la critique les maîtres-mots mais, quatrième proposition, la résistance aux maîtres-mots justifie plus que le travail de destruction. Elle exige que les critiques produisent non point des savoirs opposés à la vérité (ceux de la fondation et de la ressemblance politiques) mais des savoirs qui appellent cette vérité et peuvent s’y articuler, autrement dit les savoirs grâce auxquels l’universalité est exercée et problématisée et le leurre du fondement politique éclairé, et aussi les savoirs grâce auxquels les particularismes symboliques et imaginaires sont intellectuellement dominés. Le minimal doit offrir, grâce à l’instruction, la possibilité d’exercer savamment ses droits et de s’orienter intellectuellement parmi les maitres-mots. L’instruction doit permettre aux sujets de s’élever aux raisons qui interdisent de faire parler la différence sexuelle, l’hérédité et les inégalités économiques de telle sorte qu’elles fondent un lien politique. Limiter les prestiges de l‘imaginaire sexuel, héréditaire ou économique, restreindre leurs pouvoirs symboliques, c’est œuvrer à décompléter l’Autre (du Sexe, de la Race ou de la Richesse), c’est-à-dire l’évider de toute substance unificatrice.

Or, afin que cette exigence soit érigée en principe, il faut que la production et la transmission de ces savoirs soient institutionnalisées. En effet, selon le minimal et son principe d’universalité, nul ne possède plus de droit que les autres à méditer, produire et appliquer les droits et les devoirs, et chacun doit apprendre à les exercer. Il convient donc que tous les sujets politiques soient mis en situation de s’approprier les savoirs des citoyens. Nous reconnaissons là la fonction de l’école. Elle doit donc s’imposer, dans un même geste, comme une limite de la société – puisque ne doivent pas y régner les groupes et leurs ressemblances – et un instrument de critique des maîtres-mots politiques. Ne disons pas que l’école fonde le lien politique, ce qui impliquerait que la production des droits soit suspendue à une maîtrise des savoirs. Le savoir n’est pas en position fondatrice, et la politique républicaine n’est pas la cité platonicienne. L’école permet d’éclairer la production et l’exercice des libertés, elle ne les soumet pas juridiquement à son autorité.

Décompléter le politique, décompléter l’Autre

Situer les sujets déliés des assurances imaginaires et symbolique en place d’agents politiques, situer l’évidement de la Chose en place de vérité, situer les maîtres-mots en place de ce qui doit être travaillé et les savoir rationnels en place de la production, tels sont les principes du minimal. Il nous semble que sa détermination doive autant à un éclairage possible de la psychanalyse qu’à la référence à la philosophie politique de Catherine Kintzler. Travailler, comme elle s’y emploie, le concept de « laïcité », n’est pas seulement expliciter un concept politique régional mais définir avec rigueur le lien politique légitime. Mais, précisément, Kintzler s’instruit non seulement de Condorcet mais de Lacan et de Milner. Si bien qu’il revient au même de dire qu’une lecture de Lacan et de Milner permet de penser ce lien et que celui-ci peut être pensé grâce à un certain « retour à Condorcet » [15].

Nous savons bien que la production des lois échappe très souvent, de fait, aux citoyens. Nous savons également, par le sociologue et l’historien, que l’exercice des libertés, qui disjoint et conjoint les sujets, est conditionné socialement par l’état des mœurs et de la « culture ». Et à quoi bon ces droits, puisque nous savons que leur exercice nous condamne à subir les déterminismes et les « conditionnements » sociaux ? Le minimalisme juridico-politique n’ignore nullement ces lourdes difficultés mais politique se dit en plusieurs sens. Appelons le politique l’existence des rapports de pouvoir au sein d’une culture. Il est très digne, mieux : il est indispensable d’agir sur le politique, c’est-à-dire d’explorer et d’infléchir les rapports de force, d’étudier leur histoire, d’analyser leur économie présente, d’expliciter les liens qu’ils entretiennent avec les savoirs, et de faire jaillir les contingences des pouvoirs là où on se satisfaisait des illusions de nécessité. Il est indispensable de mettre en évidence la contingence des désirs, des jouissances et des manières culturelles de faire, et de modifier ainsi les modes d’existence politiques. Et certes des revendications des communautés, lorsqu’elles « problématisent » de la sorte les lois et les mœurs, peuvent parfaitement instruire des figures erronées de l’universel ; le légitime combat qui refuse de restreindre l’universalité du mariage au lien hétérosexuel constitue à cet égard un véritable cas d’école. Les communautés, dès lors, ne réduisent pas leurs revendications à leur particularisme communautaire. C’est pourquoi une leçon de Foucault importe, parmi d’autres : c’est seulement en un premier moment, chronologique et tactique, que les mouvements de « libération » de l’homosexualité doivent se réclamer d’une identité homosexuelle et d’une ressemblance entre homosexuels. Il convient que ceux-ci se libèrent du maître-mot qu’est le « sexe » et qu’ils travaillent, non point à instituer leur ressemblance en principe politique, mais à inventer chacun leurs singularités de plaisir et de désir [16].

Cependant le minimalisme définit un autre mode de lutte que la transformation du politique, bien qu’il ne s’oppose pas à cette lutte. Il s’affirme comme une politique limitée car il est une politique de la limite juridique. Il ne prétend pas imposer la justice dans les jeux indéfinis des pouvoirs et des communautés. Il travaille à limiter ces pouvoirs de telle sorte qu’ils ne régentent pas les lois et la pensée. Il faut dire à son égard ce que Deleuze et Guattari disent des droits de l’homme, qui sonne comme un très lourd reproche : ils « ne disent rien sur les modes d’existence immanents de l’homme pourvu de droit » [17]. Précisément le minimal juridico-politique ne dit rien de ces modes d’existence, mais il s’emploie à les libérer de la domination des groupes ; il s’emploie ainsi à donner à chacun la possibilité juridique et intellectuelle d’inventer un devenir qui ne soit pas réduit à un avenir communautaire. Il rend juridiquement possibles de telles « subjectivations ». Parce qu’il déploie une politique de la singularité subjective, il prescrit les conditions universelles du respect de cette singularité et il ne détermine pas celle-ci – ce qui serait la nier. Le minimal, disions-nous en début de travail, s’oppose à la complexité des privilèges et ne détermine pas la multiplicité des droits et devoirs. De plus, il refuse le projet d’une politique totale et ne détermine pas « les modes d‘existence » culturels. Il reconnaît ainsi, dans le champ du politique, l’incomplétude de l’Autre qu’il réduit à son statut minimal et nécessaire, régler les rapports juridiques entre citoyens [18].

L’expérience historique enseigne que la religion prétend fréquemment occuper la place du maître-mot, toutefois le lien du minimal avec la religion n’est pas réductible à une séquence historique. Ce lien constitue plutôt la pointe la plus aiguisée du minimal et le cristal dans lequel il manifeste ses enjeux le plus profonds. Quel est ce lien ? Précisément, le minimalisme juridico-politique ne s’oppose pas à la religion, mais au cléricalisme, qui érige la religion en fondement du lien politique. Certes l’Autre divin n’est pas affirmé, mais il n’est pas nié (la laïcité n’est pas un athéisme) ; il est politiquement décomplété car le minimal affirme cette exigence : que l’Autre cesse d’être ce que les sujets font parler afin de garantir qu’ils se ressemblent lorsqu’ils se rassemblent politiquement. Telle est la leçon du rapport entretenu par le minimal à l’égard de la religion : pourquoi donc décompléter le politique, si ce n’est pour décompléter l’Autre ? Et – telle est aussi la leçon possible de la psychanalyse - pourquoi décompléter l’Autre, si ce n’est pour laisser au sujet la chance d’inventer une singularité en brisant les identifications et les certitudes symboliques ?

Apologue : la ruine sociale du minimalisme juridico-politique?

Que le minimal juridico-politique soit interdit, réprimé ou détruit par des processus économiques, politiques ou culturels, nul ne peut l’ignorer. Nous savons les difficultés – mais peut-être faut-il dire l’impossibilité – du minimal à s’inscrire dans l’histoire ; les groupes et leur complaisante jouissance y règnent Nous ne pouvons pas non plus ignorer que le minimal est présentement attaqué là même ou il avait parfois été prétendument érigé en principe, c’est-à-dire en France. Son histoire le manifeste très aisément.

Nous repérions l’épreuve politique qui confronte les citoyens au « trou » politique. Cette première épreuve se double d’une seconde, qui noue la politique aux difficultés de vivre de chacun. En effet, le citoyen peut faire tout ce qui n’est pas interdit par le respect de droits de tous. Ainsi exerce-t-il ses libertés. Or, lorsqu’il rencontre la liberté singulière de l’autre, cet exercice se déploie fréquemment sous la forme du consentement. Celui-ci s’énonce et il est un performatif : le dire, c’est le constituer et le « donner ». Néanmoins le droit ignore la division subjective qu’expérimente le performatif. Être propriétaire de son corps, c’est en disposer ; c’est en user et en jouir – en portant par exemple, un enfant pour autrui ou en consentant à tel mode de relation sexuelle. Mais la jouissance est fort peu maîtrisable, elle dérange, elle défait la subjectivité et peut, parfois, la détruire. La loi pallie parfois l’ignorance de la division subjective en invoquant, selon les cas, l’âge, la situation sociale ou l’état psychique du sujet qui consent. Elle prétend ainsi travailler à contenir les dérangements de jouissance. Reste que les libertés du citoyen confrontent, par principe, les désirs et les jouissances singulières à leur possibilité juridiques d’effectuation, et cela même lorsque les jouissances détruisent. A l’inverse sans doute des « sociétés traditionnelles » qui les soumettaient à leur « fondement » et leurs interdits culturels. Alors désormais le législateur prétend inventer de nouveaux maitres-mots que doivent respecter les libertés, et prétendent cependant contenir les jouissances lorsqu’elles sont trop transgressives des normes sociales – ainsi la « dignité » [19]. Suspendues entre les deux exigences, les libertés sont donc parfois fragiles, risquées pour le sujet qui les exerce et suspectes aux yeux des politiques qui veulent éviter ces risques.

Nous parlons de normes sociales. En effet, un maître-mot s’impose, qui ne cessa de monter en puissance depuis le XIXème siècle, qui peut aisément s’allier à l’argent, qui avait fréquemment doublé les politiques raciales et sexistes et règne désormais seul, s’opposant aux maîtres-mots religieux : la « société », qui reconnaît fréquemment à la « dignité » la valeur d’un impératif juridique. Le maître-mot « société » n’est pas fondé, comme les maîtres-mots précédents, sur la parole d’un Autre censé justifier de l’extérieur le lien politique, Révélation ou Race. A présent la pensée « libérale » délaisse fréquemment ces extériorités au profit de la forme du lien érigée en idéal – une forme dont les enquêtes empiriques enseignent par ailleurs qu’elle sert les intérêts du capitalisme. « Forme du lien » veut dire : l’Autre est supposé fonder le lien, il est censé garantir la légitimité du rassemblement et assurer son homogénéité, mais cet Autre n’est que le rassemblement lui-même dans l’immanence de son existence et au service du capitalisme. Désormais cette existence et ce service deviennent fins en soi et le discours du lien n’est justifié que par le lien des discours et des échanges capitalistiques supposés incritiquables – telles sont la « communication » et ses âmes sœurs, la « transparence » et la « libre circulation des biens » supposées respecter et protéger la « société » [20].

De la sorte, la société, Narcisse moderne, secrète ses normes en se réfléchissant en elle-même et en haussant le fait de la socialité marchande en devoir [21]. Au nom de sa complexité effective naissent et se développent les revendications identitaires, celles des « nous » que nous évoquions en début de travail, qui semblent souvent s’opposer à son pouvoir. Pourtant, au nom d’un impératif de réflexion, les communautés réclament que les représentations électives, les institutions culturelles, et singulièrement les médias, reflètent les chatoiements sociaux et deviennent ainsi « sensibles à la diversité ». Le communautarisme, qui prend parfois l’apparence d’une lutte anti-sociale, est inséparable d’un amour de la société. Il en provient et prétend y régner. Or, comme l’affirme Garcia, les géographies sociales de « nous » sont vouées à se métamorphoser, à se recouvrir sans fin et à entrer dans des rapports toujours renouvelés de rivalité et de priorité si bien que nul principe immanent ne peut préserver un « nous » déterminé et l’engager à respecter les autres « nous » [22]. Et nous ajouterons : instituer leurs pouvoirs en principe politique est se vouer à une frénésie et une dispersion imaginaires et symboliques qui ruinent le singulier et l’universel.

Critiquer la « société », refuser qu’elle prétende à l’illimitation, c’est alors lui apprendre que ses liens ne doivent pas constituer la justice, et c’est poser comme principe que l’on ne doit juridiquement exiger du sujet que le seul respect de ses devoirs de citoyen. Plus largement, combattre en faveur du minimal est faire en sorte que notre présent ne se réduise pas au choix entre les transcendances religieuses et l’immanence des rapports sociaux. Et l’impératif nous semble ainsi toujours le même, en faveur d’une politique de la singularité subjective : préserver le trou dans la politique contre les discours et les pratiques qui prétendent – jouons sur l’équivocité – l’aveugler.



NOTAS

[1Paris, Le livre de poche, 2018.

[2Nous disons : d’existence et sens juridique. Je peux certes entendre le sens d’un droit sans entendre le sens d’un devoir, ou en entendant un devoir qui contredit le droit ; mais je ne peux donner un sens juridique à un droit sans poser l’écart différentiel avec un devoir qui en constitue l’inversion. Quelques exemples parmi les simples : l’exercice par chacun du droit de propriété suppose que les autres respectent l’interdit de porter atteinte à la propriété d’autrui ; l’exercice du droit de réponse d’une personne « nommée ou désignée » dans un organe de presse suppose que le directeur de cet organe respecte son devoir d’insérer la réponse ; l’exercice de leurs droits par les employés suppose que les employeurs respectent leurs propre obligations, etc. Ces relations sont réciproquables.

[3Et non point l’inverse, puisqu’il existe des personnes juridiques « morales » et non « physiques ».

[4Autres écrits (abrégé AE), Paris, Seuil, 2001, « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », p. 573.

[5Les noms indistincts, Paris, Seuil, 1983, p. 118.

[6Qu’est-ce que la laïcité ?, Paris, Vrin, 2007, p. 32. Notre article n’aurait pu être écrit sans cette étude et sans Les noms indistincts de Jean-Claude Milner auquel la précédente note fait référence.

[7A ce niveau de généralité ne posons pas la question de l’échelle juridico-politique en jeu. Rappelons qu’il existe non seulement une citoyenneté-nationalité mais aussi une citoyenneté internationale, ainsi la citoyenneté européenne. Rappelons également qu’il existe un droit international. L’enjeu est la suivant : qu’à chaque échelle le principe du sujet évidé soit affirmé.

[8RSI, Séminaire 1974-1975, Editions de l’Association Freudienne Internationale, Leçon du 15 avril 1975, p. 166.

[9Lacan, AE., op. cit.,« L’étourdit », p. 474.

[10Ibid, p. 475.

[11Ibid, p. 474.

[12« y appelle, j’entends : à ce rempart contre le groupe, la position de l’analyste telle qu’elle est définie de son discours même », ibid.

[13Ibid, p.462.

[14Ibid, « Introduction à l’édition allemande des Écrits », p. 555.

[15Le livre de Catherine Kintzler, Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen (Paris, Gallimard, 1984) fut préfacé par Jean-Claude Milner.

[16Voir notamment, dans le sillage de La volonté de savoir, « Non au sexe roi », n° 200, Dits et écrits, t. III, Paris, Gallimard, 1994, p. 260-262, « Le triomphe social du plaisir sexuel : une conversation avec Michel Foucault », ibid, t. IV, p. 308-314.

[17Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Les éditions de Minuit, 1991, p. 103.

[18Nous pourrions montrer, mais ce serait là un autre travail, que la « généalogie » et le militantisme de Foucault travaillent également à décompléter le politique, mais sans déterminer cette limitation par l’institution d’un minimal juridique – bien que certains des combats puissent sans doute conduire à affirmer le minimal. Voir note 21.

[19Voir le récent livre de Muriel Fabre-Magnan, L’institution de la liberté, Paris, PUF, 2018, qui affronte ces problèmes, et prétend prendre acte de l’ «impossible évacuation du fondement » en instituant la « dignité » en nouveau fondement juridique, en particulier voir p. 307 et suiv.

[20Le principe de dignité ne fonde-t-il pas juridiquement le refus de considérer l’être humain et ses organes comme des marchandises ? Mais, d’une part, son statut juridique et son application restent fort vagues, que l’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore (ibid, p. 251 et suiv.) ; d’autre part, même s’il fonde juridiquement ce refus, il ne peut que laisser hors de son autorité l’Autre et son injonction générale de profit capitalistique.

[21Note sur la critique du maître-mot « société ». Le travail « généalogique » de Michel Foucault peut être lu comme un déploiement d’analyses historiques animé par un impératif général : analyser la constitution des politiques qui visent à « défendre la société ». « Il faut défendre la société » est le titre du cours du Collège de France de 1976. La formule désigne aussi un des enjeux de Surveiller et punir (défendre la société contre la délinquance, identification socio-psychologique de la « dangerosité » qui excède l’illégalité), et de La volonté de savoir (organiser la société selon une bio-politique et la défendre contre les pervers). Usons d’un vocabulaire non foucaldien : les généalogies repèrent et contestent ces maitres-mots qui travaillent pour le maître-mot social : la délinquance, la dangerosité, la « perversité ». Elles décrivent historiquement ces figures du dissemblables qui – en opposition au sujet évidé – envahissent le droit et manifestent, de l’extérieur, l’existence du bon groupe constitué de sujets psychologiquement et socialement sains. Selon cette perspective, le travail généalogique est une contribution très considérable à la pensée du minimalisme juridico-politique. – Pensons également à l’ouvrage important de Jean-Claude Milner, Les penchants criminels de l’Europe démocratique (Paris, Verdier, 2003) et aux plus récentes Considérations sur la France, Conversation avec Philippe Petit (Paris, Les éditions du Cerf, 2017). La pensée politique de Milner est en effet réglée par l’impératif de limiter les pouvoirs de la « société ». Nous concevons donc également l’importance du travail de Catherine Kintzler, qui aborde frontalement cette question en concevant la laïcité comme la limite de droit aux pouvoirs de la société.

[22Nous, op. cit., p. 97. Tel est l’intérêt notable du travail de Tristan Garcia : démontrer, malgré la sympathie manifeste que lui inspire le « nous », les conséquences d’une politique du « nous » érigée en principe : « Il n’y a ni justice ni vérité politique du nous », p. 259 ; existe seulement, dans le meilleur des cas, une « paix » précaire vouée à « un déchirement soudain, à une réaction inattendue et puissante», p. 258.